La CEDH impose des barrières de… « sécurité juridique » au Conseil d’Etat !
Les juristes en droit public ne connaissent que trop bien le délai dit « Czabaj », posé par l’arrête CE, ass. 13 juillet 2016, Czabaj, req. n°387763. En effet, selon l’article R. 421-1 du Code de justice administrative : « La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée » ; de plus, selon l’article R. 421-5 du même Code : « les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. »
Jusqu’à l’arrêt du 13 juillet 2016, les justiciables pouvaient déposer une requête au-delà de ce délai de deux mois, et de manière quasi-illimitée dans le temps, dès lors que la notification ou la publication de l’acte attaqué n’était pas régulière.
L’arrêt Czabaj, au nom de la sécurité juridique, est venu limiter cette faculté en imposant, en dépit de la lettre des articles R. 421-1 et R. 421-5 du Code de justice administrative, un nouveau délai d’un an, considéré comme étant un délai « raisonnable » (selon la formule consacrée). Au-delà de ce délai d’un an, le justiciable n’est plus recevable à former un recours.
Cette décision, prise au nom de la sécurité juridique, a considérablement réduit le champ d’application du principe d’annulation des actes illégaux et a connu un succès croissant dans les juridictions. Ce délai a ainsi été étendu aux exceptions d’illégalité (CAA Nancy 18 janvier 2018, M. J., req. N° 17NC00817), aux titres exécutoires (CE, 9 mars 2018, Communauté d’agglomération du pays ajaccien, req. N° 401386, ou même aux plis recommandés mais non retirés par leurs destinataires (CAA Nantes, 4 mars 2022, Université d’Orléans, req. n° 21NT01507).
Pour autant, on a pu parler de dérive lorsque le juge administratif s’est mis à appliquer le délai Czabaj de manière rétroactive à des instances entamées avant le 13 juillet 2016.
En somme, la sécurité juridique n’avait-t-elle vraiment plus de limite ? (Selon la formule consacrée par Eric Landot : https://blog.landot-avocats.net/2019/03/20/la-securite-juridique-na-plus-de-limite-encore-une-extension-de-la-jurisprudence-czabaj-aux-decisions-implicites-de-rejet-cette-fois/)
Quatre requérants déclarés irrecevables pour ce motif se sont ainsi tournés vers la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH, 9 nov. 2023, Legros eCEDH 9 nov. 2023 LEGROS C. FRANCECEDH 9 nov. 2023 LEGROS C. FRANCECEDH 9 nov. 2023 LEGROS C. FRANCEt autres c. France, req. 72173/17, 47881/18, 48145/19 et 31317/20) pour contester l’application rétroactive du délai Czabaj. Deux questions substantielles ont été posées à la Cour :
Est-il contraire à la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme de méconnaître, par une décision prétorienne, le droit écrit ?
La CEDH répond par la négative, en indiquant que les juges peuvent déroger au droit écrit au nom d’un principe général du droit.
Est-il contraire à la CESDH d’appliquer de manière rétroactive de nouvelles règles contentieuses ?
La CEDH répond cette fois oui, exposant que l’application rétroactive du délai Czabaj (imprévisible au moment de l’ouverture de l’instance, et imparable en pratique) restreint le droit d’accès à un tribunal du justiciable, au sens de 6 § 1 de la Convention (droit à un procès équitable), à un point tel que l’essence même de ce droit s’en trouve altérée.
La CEDH a ainsi, au nom du droit à un procès équitable, censuré l’application rétroactive d’une décision jurisprudentielle édictée au nom de la sécurité juridique.
Situation ironique où c’est finalement la Cour de Strasbourg qui rappelle au Conseil d’Etat que « le mieux est l’ennemi du bien », et que trop de sécurité juridique tue la sécurité juridique !